TROIS JOURS A BARCELONE (5)
Présentation : Gwen Le Tallec Auteur de romans jeunesse et de nouvelles
Site pro : http://www.gwen-le-tallec.fr/
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Introduction :
EVENEMENT ! bfr le Mag' s'ouvre aux auteurs, et quels auteurs !
Gwen Le Tallec , que nous avions rencontré et interviewé il y a 6 mois
nous offre pour un RDV HEBDOMADAIRE sur bfr e Mag', la lecture de son dernier ROMAN !
Interview : https://youtu.be/4PvUEjfLcbA,
Chapitre 5 : Le vieil homme, Plaça Reial.
J’arrive sur la Plaça Reial.
De grands palmiers autour en font une oasis dans la ville.
Les arcades abritent de multiples brasseries, restaurants, et glaciers.
Des pigeons picorent sur l’esplanade à côté de la magnifique fontaine située au centre.
Soudain, des enfants décident de donner la charge. Ils traversent la place en braillant. Les oiseaux s’envolent en rasant les têtes d’un groupe de chinois masqués qui ripostent immédiatement par des rafales de flashs.
Je décide de m’installer à la terrasse d’un café. Les serveurs s’affairent à servir les gens installés aux tables rondes.
Des cocktails plantés sur les plateaux naviguent sous cette marée de parasols.
Le soleil tape.
J’ai acheté un grand chapeau blanc dans un magasin.
J’ai l’impression d’être une star ! Invisible, bien sûr, car personne ne me remarque.
– Olà ! Le serveur m’a surprise en pleine lecture de mon dictionnaire.
Je veux commander une bière et je ne sais pas comment le dire.
Je trouve au dernier moment. – Un caña, por favor ?
Le serveur me sourit, tape sur sa tablette pour enregistrer la commande et s’approche déjà d’une autre table occupée par une famille allemande très bruyante. Je mets mes écouteurs pour m’isoler un peu en regardant cette fourmilière.
Cela m’apaise.
Je suis au milieu des gens, je ferme les yeux.
J’écoute Ibrahim Maalouf…
Le son de la trompette envahit tout mon corps.
Je suis bien, envoutée par le son sourd de la basse qui impose sa rythmique.
La batterie arrive… doucement, inéluctablement pour exploser quelques secondes plus tard…
– Tu connais Ibrahim Maalouf ? C’est un trompettiste de jazz exceptionnel ! – Non… Mon père écoutait Miles Davis quand j’avais douze ans, et cela me foutait la frousse ! – Ibrahim Maalouf est le fils de Miles Davis, ma petite ! Je te ferai écouter « Beirut » en rentrant à la maison ! – Cela fait trois ans qu’on se connaît et tu ne m’as jamais parlé de ce type ! – Et alors ? Si je te dis tout, tu me quitteras, Lilou ! – T’es con ! – Non, lucide ! Si je savais tout de toi, je serai déjà parti… – Tu sais tout de moi ! – Non… Je ne sais pas grand-chose… – J’comprends rien ! – C’est normal ! C’est l’amour !
On n’a jamais écouté le morceau du Jazzman…
On a croisé Julien et Max et nous avons oublié. J’ai retrouvé le Mp4 de Solal, dans ses affaires à l’hôpital.
Je l’ai pris et depuis j’écoute sa musique.
J’ai découvert le trompettiste et tous les autres : Marcus Miller, David Sanborn, Petrucciani, Lockwood, Bill Evans, Pat Metheny…
C’était une semaine avant son accident… Je découvrais Solal encore trois ans après notre rencontre. Il avait son jardin secret, et lui seul décidait de l’ouvrir quelques instants. Ce jour-là, il m’avait offert un petit bout de son univers.
J’ouvre brusquement les yeux ! Un vieil homme me fixe avec un regard insistant. Je me redresse sur ma chaise, enlève mes écouteurs et dis tout haut :
– Il me fait quoi, l’ancêtre ? – Vous ressemblez à ma femme… – Oh, pardon ! Vous êtes français ! – Belge ! – Ah ! Vous disiez ? – Vous ressemblez à Rose, ma femme. Elle était très belle…
Il a prononcé ces mots avec une profonde tristesse. Il a baissé la tête et s’est caché le visage avec sa main. C’est un homme très distingué. Il porte un beau costume crème et un chapeau de la même couleur avec un liseré noir. Il doit avoir soixante-quinze ans ou peut-être moins, ou plus ! Sa main gauche tremble. Une canne est posée contre sa chaise. Un café fumant est posé sur sa table. Son attitude me touche. J’ai envie de l’écouter.
– Elle n’est pas avec vous ? – Elle est partie… Cela fait deux mois… Cancer… Foudroyant… – Je suis désolée… – Non, vous ne pouviez pas savoir. Cela me fait du bien de parler d’elle à voix haute… Je lui parle constamment comme avant, mais dans mes pensées … C’est ridicule ! Vous devez croire que je suis sénile… – Non, pas du tout ! Vous étiez mariés depuis longtemps ? – 30 ans… Oui, je sais, nous nous sommes rencontrés tard dans nos vies, mais j’étais un peu aventurier et Rose attendait le prince charmant ! Je la vois encore dans sa robe de mariée, comme si c’était hier… Elle était magnifique. Nous habitions Lier, à côté de Bruxelles… Vous connaissez ? – Quoi ? Bruxelles ou Lier ? – La Belgique ? – Non, désolée… J’aime le soleil et… Désolée… – N’en faites rien ! dit le vieil homme en gloussant. – Vous connaissez bien Barcelone ? – Barcelone… Cela fait 25 ans que nous venons ici en vacances … Toujours dans le même hôtel. Il borde la Rambla. L’année dernière, Rose était malade mais elle a insisté pour venir… Elle savait que c’était la dernière fois. Elle m’a dit : – Armand, tu viendras à Barcelone chaque année pendant le reste de ta vie. Tu te souviendras de nos jours heureux… Tu te souviendras que nous nous sommes aimés ici… Le vieil homme pleure en prononçant ces mots. Je suis bouleversée et je m’effondre à mon tour.
– Je suis désolé, jeune fille ! Je ne voulais pas… – Lilou… Je m’appelle Lilou, Monsieur… – Moi, c’est Armand… Je ne voulais pas vous faire de la peine. Je vais vous laisser tranquille. – Non ! Restez s’il vous plait ! Je viens d’arriver à Barcelone et je suis seule… J’aime bien votre compagnie. – Pourquoi êtes-vous seule ici ?
Je n’arrive pas à lui dire… Mes larmes coulent sans retenue. Cela dure plusieurs minutes. Armand me tend un mouchoir de tissu blanc. Le prénom de sa femme est brodé dessus. Je lui souris et m’essuie les yeux.
– J’habite Saint-Malo… C’est mon ami… Il est dans le coma depuis trois mois. Il a eu un accident. Je suis ici pour souffler… pour respirer… pour survivre… Je suis au bout du rouleau et je m’enfonce chaque jour… Mon médecin m’a demandé de partir pour penser à autre chose. Ma famille m’a poussée aussi. Je passais mes journées au chevet de Solal… C’était trop dur… J’ai honte ! – Mais pourquoi ? – Parce qu’il est seul là-bas dans sa chambre d’hôpital ! J’m’en veux… On s’était engueulés juste avant. Il est peut être mort, et moi je suis là, au soleil, dans la plus belle ville du monde ! – Vous deviez le faire, Lilou ! Vous deviez vous échapper pour mieux revenir… Il aura besoin de vous quand il se réveillera… Vous devrez être forte et pour cela, il faut vous reposer… – Merci, Armand. Cela me fait du bien de vous parler… Rose a eu de la chance de vous avoir… – C’est moi qui ai de la chance… Rose était un ange… J’ai hâte de la rejoindre… – Vous dînez quelque part, monsieur Armand ? – Armand, tout court, jeune femme ! Ma foi, non ! – On mange ensemble ? J’ai envie de tapas ! – Avec plaisir ! Je connais un restaurant à tapas à deux rues d’ici ! Ce sont les meilleurs de la ville ! Rose voulait toujours aller là-bas ! Je n’en connais pas d’autres !
Je rigole. Nous payons et partons comme de vieux amis vers le restaurant. Je m’accroche machinalement à son bras. Quelques instants plus tard, nous sommes installés en terrasse. Armand est intarissable sur Barcelone. Il m’indique tous les endroits à visiter et à découvrir. Le serveur nous sert des assiettes de tapas et nous nous régalons. J’ai faim ! J’me sens bien. Armand est charmant ! Et notre différence d’âge n’introduit aucune ambigüité dans notre relation. Soudain, il s’arrête net de manger.
– Armand ? Vous allez bien ? – Rose ? Ce n’est pas toi, Rose ? – Armand ? C’est moi Lilou ! – Vous me prenez vraiment pour un gâteux, chère amie !!!
Après la crainte, j’éclate de rire ! Armand est un blagueur comme Solal. Jamais je n’arriverai à me faire à ce genre d’humour.